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STOP-CITY

« Tu ne repars pas, tu es arrivé, tu ne vois pas ce que tu irais faire plus loin » : dans Un homme qui dort, paru en 1967, Georges Perec s’adresse à un personnage qui, suite à un premier geste a priori anodin – ne pas se rendre à un examen –, décide de ne plus sortir de chez lui, de rester immobile, dans son lit principalement. Le portrait dressé par Perec est complexe ; et le choix de l’immobilisme s’avère, à contre-courant des injonctions aux déplacements et à la vitesse, radical, révolutionnaire même. Figure d’une « éloge de l’immobilité », pour reprendre le titre d’un essai philosophique publié récemment par Jérôme Lèbre ? 

Un homme qui dort, Bernard Queysanne, 1974 ; adaptation cinématographique du roman éponyme de Georges Perec.

Le portrait est complexe aussi car le corps du personnage change, son rapport au monde évolue lentement mais sûrement. Le détachement irréversible qui s’opère s’accompagne d’autre chose : ses sens sont exacerbés, sa sensibilité aux petites choses du monde est démultipliée du fait de l’immobilisme (choisi, subi ?).

Ce que raconte Perec résonne curieusement avec des travaux contemporains, issus d’une discipline a priori bien éloignée de ces sujets : l’étude des plantes. Des recherches récentes – celles du neurobiologiste Stefano Mancuso, ou celles du philosophe Emanuele Coccia par exemple (La vie des plantes) – démontrent que les plantes se différencient des autres êtres vivants par leur immobilisme. Cette impossibilité d’aller ailleurs, d’éviter les problèmes, les contraignent à anticiper les changements du milieu, et ainsi à développer une sensibilité beaucoup plus forte vis-à-vis de ce qui se passe autour d’elles. « S’amarrer à un point de hasard pour ensuite s’exposer et s’ouvrir (…). Ne jamais se déplacer pour mieux permettre au monde de s’engouffrer en son sein » : avec Coccia, les plantes et les arbres deviennent alors des modèles pour l’humain ; « végéter » comme une stratégie à ajouter à notre bestiaire ? Les certitudes antiques du philosophe urbain Platon (« les champs et les arbres n’ont rien à m’apprendre », écrit-il dans Phèdre) n’ont certainement plus les faveurs des penseurs et pratiques contemporains.

Et les Grecs peuvent nous en dire un peu plus : du fait de son immobilisme (« la plante gît à terre, y est comme liée », lit-on dans De Plantis, texte couramment attribué à Aristote), « la plante n'a pas besoin de dormir ». L’homme qui dort, lui, cherche-t-il donc à retrouver pour quelques heures cet enracinement, ce rapport à la terre qui lui manque, et peut-être aussi à se rapprocher des capacités sensibles des êtres vivants qui végètent ?

Francis Alÿs, Sleepers.

« Derrière les décors » 

 

Si l’immobilité du sommeil a des vertus, elle reste pourtant un moment de la vie traditionnellement caché. Cela peut être bien compris en lisant le sociologue Erving Goffman (La représentation de soi, 1959) : l’ensemble de la vie sociale est réglée, selon l’auteur, par un système précis de règles qu’il emprunte à la représentation théâtrale. Et un autre sociologue, Norbert Elias, a proposé dans La civilisation des mœurs une analyse proche pour raconter le processus historique de civilisation, et il va plus loin.  Selon lui, les activités « corporelles » et « pulsionnelles » (dormir, se moucher, cracher, avoir des relations sexuelles, etc.) sont progressivement déplacées vers l’invisible, « hors du champ visuel de la société » ; un processus de pudeur croissante, regrettable à certains égards en tant qu’il atténue une certaine réalité de la condition humaine, mais essentiel aussi car il nous permet de vivre ensemble, sans nous entretuer : nous développons « des égards les uns pour les autres ». Et le sommeil fait partie de ces choses qui se sont ainsi retirées, raconte Elias, « derrière les décors » ; ainsi est-il aujourd’hui incorrect, ou tout du moins curieux, de s’endormir dans un espace public.  

A gauche, le Stade Vélodrome photographié par Cyrille Weiner, extrait du livre Creatures of the City ; à droite, un dormeur dans une église.

Elias poursuit : afin que le processus civilisateur fonctionne, il est nécessaire que « la décharge affective se limite à certaines « enclaves » dans le temps et dans l’espace » : des enclaves dans lesquelles il est permis d’oublier les règles ; de laisser exploser ses émotions dans l’enceinte protégée d’un stade, ou de se laisser gagner par le sommeil dans l’enceinte d’une église ; l’église Saint-Eustache, par exemple, qui a de tout temps abrité des dormeurs, mais aussi une multiplicité d’usages (concerts, restauration…) à côté des usages cultuels. Ce lieu, qui cultive sa singularité au cœur de Paris, a été proposé comme terrain d’expérimentation à des étudiants des Arts Décos : quels aménagements mobiliers peuvent être imaginés pour les dormeurs de l’église ?

Projets étudiants de "profanation textile" de l'église Saint Eustache : à gauche, Maeva Caringi, Florian Dezileau, Violaine Fenart, Alexia Venot ; à droite, Veng Lou, Nicolas Ronai, Joséphine Schmitt, Sophia Taillet.

Être en mesure de dire : « je sors »

 

Les tentes installées par les migrants, qui « s’amarrent à un point de hasard » au cœur de nos villes, constituent-elles un autre de ces éléments de décor ? C’est ce que montre, d’une certaine manière, le photographe Bruno Fert, lorsqu’il décrit le régime particulier de visibilité lié à ces constructions de tissu : à la fois hyper visibles, et devenues rapidement une typologie architecturale normalisée dans le paysage de la ville, tout en invisibilisant celui qui se trouve à l’intérieur, celui qui dort.

Bruno Fert, Des tentes dans la ville, 2007.

L’intérieur est précisément ce qui intéresse davantage le photographe. Et « l’étonnante capacité de l’humain à habiter », c’est ce qu’il observe à Paris, à Calais ou ailleurs. Etonnante capacité de l’humain à aménager un milieu qui lui convient : un espace construit comme une extension de l’habitant qui met un peu de lui et de ses souvenirs sur les parois de sa tente, de sa cabane, de sa maison. Les femmes et les hommes photographiés font ainsi la démonstration de l’urgence avec laquelle il faut se faire une adresse, se sédentariser, même pour quelques heures. Mettre un terme au nomadisme pour pouvoir dormir. Et pourquoi cela est-il « étonnant », selon le terme du photographe ? Etonnement probablement face à l’importance donnée par ces habitants à l’aménagement, l’ornementation même, comme si nous attendions de leur part d’autres priorités. Comme si accrocher un dessin au mur devait être une action secondaire, que l’on peut se permettre ; une fois que d’autres choses sont réglées.

Bruno Fert, Refuges, 2016.

Etonnement aussi au regard de nos pratiques, de nos discours. Ces histoires et ces images nous mettent en effet face à une contradiction difficile à appréhender, nous autres architectes, nous autres sédentaires appelant régulièrement au « nomadisme » (cette situation est-elle l’inverse de celle montrée dans le travail du photographe, mais la mise en regard des deux situations pose-t-elle alors problème ?). Le nomadisme est en effet un terme courant, depuis plusieurs décennies, chez les concepteurs et les habitants des grandes villes ; chez ceux qui ont déjà une adresse et qui veulent s’en défaire, pour une nuit au moins. L’imaginaire du nomade devient alors un support pour inventer d’autres relations au monde, d’autres modèles destinés à ceux qui ne supportent plus l’immobilisme : les hôteliers proposent une nuit dans la forêt et les architectes imaginent une nuit dans une grande roue installée au cœur des grandes villes : sentiment (maitrisé) d’évasion produit par le mouvement de la structure et celui du fleuve, une fenêtre ouverte sur un point de vue jamais identique. Ou bien, autre dispositif d’illusion, le dormeur trouve son lit sous la terre et les murs deviennent des fenêtres virtuelles sur un paysage imaginaire. Des manières de renverser la situation vue chez Bruno Fert : le sédentaire, pour dormir, a besoin de se sentir nomade.

Projets 1001 Nuits et Wheel Hotel (SCAU).

En d’autres termes : il ne s’agirait pas tant de sortir, mais d’« être en mesure de dire « je sors » » ? Pour l’anthropologue Nastassja Martin, dans Les âmes sauvages (paru en 2016), cette capacité à envisager le nomadisme comme une possibilité (réalisée ou non) constitue une qualité proprement occidentale, retrouvée plus particulièrement dans les sociétés « sécuritaires ». C’est-à-dire, explicite-t-elle, « pouvoir rapidement quitter un lieu dans lequel on s’est pourtant engouffré volontairement » : bonne définition de notre condition d’urbains ? Mais Martin poursuit, dans ce texte complexe consacré aux incompréhensions indépassables entre les Américains et un peuple « sauvage » d’Alaska : cette approche occidentale est une « offense » insupportable pour les indigènes ; car l’occidental, en se rêvant nomade, « relativise tous les lieux », leur enlève leur puissance et leur singularité.

 

 

No-stop city ?

 

Les migrants sont-ils les nouveaux « sauvages » ? Ces figures qui s’imposent à nous, représentants d’une altérité radicale malgré sa proximité, et qui ont de tout temps servi de contre-point nécessaire à la construction des cultures occidentales. Jusqu’à exercer, pour les architectes au moins, une forme étrange et ambiguë de séduction ; comme s’il y avait des leçons d’architecture à chercher dans leurs installations précaires. Cela n’est pas nouveau : la tente, celle du migrant, est parfois érigée par les architectes comme une contre-proposition manifeste à opposer au modèle de l’architecture rigide. Le théoricien Reyner Banham ou les architectes d’Archizoom (dans No-Stop City, la ville dans laquelle on ne s’arrête pas) ont ainsi cherché, il y a plus de cinquante ans déjà, à réduire l’habitat humain à cette forme minimale, archétype de la wilderness américaine détourné en symbole d’une critique de l’histoire sédentaire.

A gauche, Archizoom, No-stop City, 1969 ; à droite, Bruno Fert, Des tentes dans la ville, 2006.

« On écrit l’histoire, mais on l’écrit toujours du point de vue des sédentaires », a écrit Deleuze. Le philosophe, qui vantait lui aussi, à sa manière, les stratégies de « nomadisme » et de « dé-territorialisation », en connaissait les contradictions intrinsèques, incontournables, des contradictions qu’il assumait lui-même. Lui qui, effectivement, confessait ne pas aimer les voyages tout en appelant à la mise en mouvement, s’en sortait en citant Arnold Toynbee : « Les nomades, disait l’historien, ce sont ceux qui ne bougent pas, ils deviennent nomades parce qu'ils refusent de s'en aller ». Et ces mots peuvent aider à mieux comprendre ce que montrent les photographies de Bruno Fert. En fabriquant à tout prix un chez-soi, en voulant ne plus bouger, les migrants veulent-ils - enfin et vraiment - devenir des nomades (qu’ils n’étaient pas) ? Les choses, peut-être, sont remises dans le bon ordre : se fixer, d’abord, pour repartir, peut-être, et cela n’est finalement qu’un rappel de vieux récits fondateurs. Ces hommes et ces femmes revivent en effet devant nous la situation déjà vécue par Caïn, le premier bâtisseur : l’homme pour lequel le nomadisme est d’abord une punition et qui doit, avant d’envisager le nomadisme comme choix, (re)commencer par se fixer.

 

 

Le sommeil comme maladie, et le sommeil comme cure  

 

Dit autrement : avoir un endroit pour dormir, pour ensuite se réveiller, et repartir – « car il faut que tout homme puisse aller quelque part », écrivait Dostoïevski dans Crime et châtiment. Avoir droit au sommeil, dans une église, dans une tente ou dans une roue, le sommeil est un acte universel autant qu’il peut être un acte de résistance : échapper à la réalité, et inventer en rêve d’autres scénarios. Et le sommeil devient même, pour les plus vulnérables, une stratégie de résilience (au sens psychanalytique) : disparaitre pour survivre. C’est ainsi que les soldats dormeurs d’Apitchapong Weerasethakul, dans Cemetery of Splendour, ne se réveillent pas : la « maladie du sommeil » est le nom donné à l’état de ceux dont le corps refuse de revenir à une réalité insupportable ; autant qu’une maladie, le sommeil est ici une démarche de guérison. Autant qu’une « maladie du sommeil », c’est une « cure de sommeil » : paradoxe de l’état du dormeur, entre maladie et santé.

A gauche, Apitchapong Weerasethakul, Cemetery of Splendour ; à droite, une cure de sommeil dans une mine ukrainienne

Ainsi le sommeil fait-il vaciller les catégories, entre santé et maladie ? Si c’est le cas, il peut être utile de le mettre en relation avec nos réflexions sur le soin, et de le rapprocher par exemple de la grille de lecture proposée par George Canguilhem dans Le normal et le pathologique, ainsi que des théories du care : le sommeil comme un état de vulnérabilité, c’est-à-dire comme une situation de fragilité autant que de puissance, qu’il s’agirait alors de protéger et de revaloriser ; remettre les dormeurs au cœur de la cité ?

Le paradoxe dépeint par Weerasethakul est plus éclatant encore chez les dormeurs de Clément Cogitore, dans Ni le ciel ni la terre. Des soldats - encore - qui, lorsqu’ils s’endorment, disparaissent mystérieusement sans laisser de trace ; et le régime contemporain de survisibilité, celui permis par les caméras infra-rouge des soldats et renforcé par la caméra du cinéaste, est impuissant (paradoxe rappelant celui des tentes colorées photographiées par Fert, dont la visibilité extrême cache plus encore celui qui s’y terre). Mais Cogitore révèle quelque chose de plus fantastique et inquiétant encore : s’endormir, c’est prendre un risque ; le risque de ne pas se réveiller, de disparaitre.

Clément Cogitore, Ni le ciel ni la terre, 2015.

Un risque à prendre, voire un risque finalement enviable ?  Le film montre un renversement, lorsque le soldat incarné par Jérémie Rénier, rendu fou par la disparition de ses frères d’armes, recherche à contracter la maladie du sommeil pour disparaitre à son tour. Cette situation en rappelle précisément une autre décrite par Canguilhem : dans un ajout que celui-ci propose, vingt ans après la publication originale, à son grand texte, il décrit la condition (fictive) d’un homme condamné à être sain et qui, dans un renversement des catégories, finit par envier l’état « normal » de ceux qui tombent malades.

 

 

« Das ist architectur » ?

 

« Seule nécessité, l'occupation du lit. Vide, il m'inquiète », écrit Sophie Calle dans Les dormeurs. Hors le lit, dans le film de Cogitore, se vide effectivement de son occupant. Car il devient ce lit particulier, celui du dernier sommeil – un lit qui a une place particulière dans les réflexions des architectes. Frédéric Bertrand a raconté l’évolution historique de la place et de la forme données à ces lieux si singuliers que sont les cimetières : comment garder trace de ceux qui ont disparu, et les morts ont-ils, eux-aussi, droit à une adresse (éternelle) dans la ville ?

A gauche, Sophie Calle, Les dormeurs ; à droite, Cimetière de Luz (photo : Frédéric Bertrand).

L’histoire racontée par Frédéric Bertrand résonne aussi avec certains clichés de Bruno Fert : la pyramide en toile de la tente laisse place à une autre forme un peu similaire. « Si dans un bois, nous rencontrons un tumulus long de six pieds et large de trois, dressé à la pelle en forme de pyramide, nous devenons sérieux et quelque chose en nous dit : ici quelqu’un est enterré » : l’architecte autrichien Adolf Loos décrit bien cette situation particulière photographiée à Samos, à la fois extraordinaire et banale ; un amas sommaire de terre, construction ancestrale et connue de toutes les cultures, à la signification évidente et compréhensible par tous, celle de la présence d’un mort. Et Loos poursuit : « voilà ce qu’est l’architecture » (« Das ist architectur ») : donner une adresse aux morts, voilà l’origine de l’habiter, origine sans cesse renouvelée, même au cœur d’une terre étrangère et hostile. Le mort retrouve la terre, s’amarre entre les arbres, s’immobilise une dernière fois (et, dès lors, il n’a plus besoin de dormir ? Ce serait la conséquence logique du raisonnement aristotélicien). Surtout, le travail de Bruno Fert se fait ici d’autant plus puissant qu’il témoigne d’une universalité de certains gestes de construction, simples et sacrés.

Samos (Bruno Fert).

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