Apprendre, transmettre, habiter un monde numérique
par Eric de Thoisy le 11/01/2017
Le numérique apporte des perspectives inédites au dialogue entre apprentissage et transmission, deux modalités pédagogiques qui sont aussi deux rapports à l’espace.
Comment une machine pourrait-elle transmettre ce qu'elle a appris à une autre machine ?
Dans son texte de 1936, Alan Turing fait dériver le cours de l'histoire des techniques : l'apprentissage devient un principe, précisément, technique. Cette annonce visionnaire ne surprend plus aujourd'hui, ainsi le deep learning s'est-il imposé comme protocole largement privilégié par les informaticiens.
Mais Turing ajoute : si les machines apprennent, alors le véritable enjeu est déplacé : comment une machine pourra-t-elle transmettre ce qu'elle a appris à une autre machine ? Visionnaire encore ; c'est le principal défi posé aujourd'hui par ces algorithmes de deep learning, dont on ne connait pas le fonctionnement intérieur. Ainsi est-il imaginé de les faire parler, qu'ils rendent compte de leurs choix et que l'on puisse les transmettre à d'autres.
Les deux notions, apprentissage et transmission, sont donc inhérentes à la culture numérique ; et en devenant techniques, elles sont déplacées - l'opération de conversion n'est pas neutre. Ce déplacement peut interroger nos pratiques pédagogiques - celles de l'humain et non des machines - et leurs modalités spatiales.
Car il est frappant de saisir comment, des années 50 à nos jours, ces deux notions pédagogiques ont fabriqué deux modèles architecturaux. Dans la période de l'après-guerre, des architectes tels que Nicholas Negroponte, Cedric Price, ou encore Yona Friedmann ont compris la puissance théorique et pratique des premières recherches informatiques. Ils s'en sont emparés pour radicalement repenser leur rôle en donnant, via les outils informatiques, une place à l'usager dans le projet. Ils revenaient ainsi sur une distinction, acceptée depuis Alberti au moins, entre conception et réception architecturales. Surtout, dans les formalisations (projetées ou bâties) proposées par les architectes, on observe la récurrence d'un espace idéal-typique : celui de la trame, s'étirant à l'infini sur la surface de la Terre. Le monde y est, dans sa totalité, un environnement dédié à l'apprentissage de l'homme : en se déplaçant sans contrainte, les corps recueillent l'information disponible, et ainsi apprennent. Candilis proposera, pour l'Université de Berlin, l'un des exemples les plus remarquables de cette architecture de l'apprentissage.
L'apprentissage, en même temps qu'il devient principe technique, devient la modalité de notre rapport au monde. Habiter est apprendre (et la machine à habiter de Le Corbusier se confond avec la machine à apprendre de Turing ?).
Ce modèle est encore présent dans l'imaginaire des concepteurs, comme en témoigne le projet récent de Rem Koolhas pour l'Ecole Centrale. Mais on a vu aussi, dans les pratiques actuelles, émerger un autre modèle, celui d'une architecture de la transmission. Car s'il y a aujourd'hui des architectes qui embrassent, comme leurs ainés, la culture numérique, ils le font tout autrement ; l'espace ouvert de la trame laisse place à celui fermé de l'architecture du blob ; au-delà des icônes contemporaines (Greg Lynn ou Marcos Novak), le meilleur exemple se trouve, encore, à l'Université de Berlin : Norman
Foster, en 2005, a glissé dans la trame de Candilis une forme qui en est l'antithèse : organique, intestine.
On assiste là au dialogue tendu entre deux modèles : à l'environnement infini de l'apprentissage autonome, répond celui primitif de la transmission maternelle. Cela accepté, on ne sera pas surpris de noter la quasi disparition, dans les écrits de Lynn ou Novak, de la notion d'apprentissage et l'apparition, en réaction, de celle de transmission : le manifeste célèbre de Novak est intitulé Transmitting Architecture...
Apprentissage et transmission : deux modalités complémentaires de constitution de l'humain
Ce jeu d'allers-retours entre apprentissage et transmission met en jeu deux conceptions de l'humain ; celui délivré du sol et accompagné par l'architecture dans sa découverte du monde ; et celui enraciné dans la Terre, protégé par l'architecture maternelle. La résurgence architecturale, en même temps que technique, de ce second modèle, est aussi un marqueur du retour des notions de frontières et de souveraineté, dans nos espaces terrestres habités comme dans ceux numériques habitables.
Peut-être, ces deux modèles architecturaux ne sont-ils en fait que des "versions numérisées" d'ambitions contradictoires déjà présentes dans l'histoire de la discipline : se détacher de l'humain pour partir à la conquête du monde ; se rapprocher au plus près de l'humain, quitte à reproduire l'habitat maternel. Ce que, en revanche, le numérique peut apporter d'inédit dans ces questionnements est sa capacité à saisir dans un même cadre de pensée (développé par exemple par Leslie Valiant) apprentissage et transmission ; comme deux modalités complémentaires de constitution de
l'humain. L'architecture, complice historique de la culture numérique, peut-elle se saisir de ce rapprochement et en fabriquer le lieu ?
Eric de Thoisy, architecte et doctorant en architecture dans les universités Paris 8 et Paris 3, en partenariat avec l'agence d'architecture SCAU, membre de la Chaire, L'humain au défi du numérique, au Collège des Bernardins.
(https://www.collegedesbernardins.fr/recherche/lhumain-au-defi-du-numerique-2015-2017)