Quand la ville a disparu ...
le 06/05/2020
« La ville a disparu » : le philosophe Emanuele Coccia a donné l’une des meilleures descriptions de la situation que nous vivons, dans Le Monde daté du 3 avril. En fait, précise-t-il, la ville est toujours là mais elle a été « soustraite à l’usage » : on ne fait que la voir, on la regarde depuis sa fenêtre sans avoir le droit, sauf autorisation exceptionnelle, de la toucher.
Un fragment des Pensées de Pascal revient souvent dans les nombreux commentaires qui accompagnent cette période : « Tout le malheur des hommes vient de ne pas savoir se tenir en repos dans une chambre ». Si seulement « il savait demeurer chez soi », se contenter du bon déroulement à terme de sa vie biologique, mais l’être humain a besoin d’autre chose, besoin de sorties dans l’espace public (ces « occupations si dangereuses », ironisait Pascal), besoin de se tenir aux côtés des autres. Besoin de sentir, à défaut de l’entretenir, la commune humanité que la ville contient, et qui contient la ville.
L’idée de commune humanité est énoncée par la philosophe Joan Tronto, lorsqu’elle discute l’apport des pensées dites des Lumières écossaises, dans son texte Un monde vulnérable. Au XVIIIe siècle, rapporte-t-elle en s’appuyant sur David Hume notamment, les liens familiaux s’affaiblissaient et chacun s’en est allé construire des relations nouvelles avec des personnes qui lui étaient inconnues, éloignées (Tronto parle d’une évolution de la « distance sociale », une formule d’actualité mais qui a un autre sens de nos jours). Et cette évolution des structures sociales, explique l’auteure, a produit une transformation de l’espace public : il est devenu un espace partagé avec des autres, que l’on ne connait pas mais qui sont comme nous.
C’est là que la « suspension de la vie commune » (Coccia) peut poser problème. Car notre commune humanité, dès lors qu’elle nous est rendue inaccessible, impraticable, est instantanément en danger ; elle n’existe qu’à la condition d’être veillée, maintenue, réparée ; elle est un travail, un pari. C’est ce que l’on sait aussi avec Derrida : l’hospitalité est un effort, disait-il, en concurrence permanente avec la tentation de l’hostilité, du repli, du chez soi (et il avait inventé le terme « hostipitalité », pour qualifier ce paradoxe vieux comme le monde, comment faire tenir les Hommes dans un projet collectif sans écraser les sujets). La commune humanité est un effort, et l’espace public est le lieu de cet effort.
Or l’espace public a disparu, chacun est assigné chez lui. Et dès lors – problème suivant – ce second pôle de la vie, l’espace privé, qui ne fonctionne en réalité que dans sa relation à un extérieur, n’est-il pas lui-aussi abimé ? En fait, il est ramené à son sens antique, bien analysé par Arendt dans la Condition de l’homme moderne : privé au sens de « privé de », c’est-à-dire de privation, et « la privation tient à l’absence des autres ». C’était notamment la condition des esclaves et des barbares que de n’avoir droit qu’à un seul espace et une seule vie, la vie privée, sans la « seconde vie, la vie politique ».
La partition public / privé telle que nous la connaissons, et sur laquelle repose toute la pensée moderne de la ville, est donc temporairement mise en retrait. Si les raisons sont incontestables, il faudra en revanche veiller à ce que cette partition soit réinstituée en l’état : l’histoire de l’urbanisme et de l’architecture a connu plusieurs moments, l’épisode haussmannien en tête, au cours desquels des crises sanitaires ont été des prétextes à des réorganisations restrictives pérennes des espaces.
D’autre part, il nous faudra tirer collectivement quelques conclusions. Sans chercher à formuler des grandes leçons mais en partant d’observations simples :
Le moment du confinement, qui s’applique à tous sans aucune distinction quant aux conditions de vie de chacun, agit comme un amplificateur massif des inégalités déjà présentes. Lorsque nous n’avons que nos espaces intérieurs à habiter, les différences de traitement se font d’autant plus cruelles. Si les mieux lotis d’entre nous peuvent parfois se laisser aller à un récit heureux de leur assignation à résidence (faisant là preuve d’une certaine inconscience, comme « un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule » – Simone Weil), pour beaucoup d’autres, captifs de logements trop petits, sans balcon ni même vue sur un extérieur, l’enfermement est irrespirable.
De cette mauvaise expérience collective, nous devons être capables de tirer des conséquences pragmatiques, d’établir ensemble des nouvelles normes (en termes de surface, de vues, d’ouvertures, d’espaces extérieurs) ; que fabriquer des espaces habitables redevienne la principale préoccupation de tous, impérieuse face à toutes les mauvaises raisons, qu’elles soient économiques, techniques ou architecturales.
Il serait en particulier très utile, dans les zones urbaines surtout, d’apporter une attention renouvelée au travail de conception de la fenêtre : un élément architectural parfois banalisé mais qui pourtant constitue souvent, ces temps-ci, le seul espace qui nous tient au groupe, le dernier lieu de la « vie politique ».
La fenêtre est traditionnellement pensée comme un support de la co-construction du sujet et du social, du privé et du public ; « moi et le monde, ils se croisent à la fenêtre », résume Gérard Wajcman dans un très beau texte (Fenêtre). Ce dispositif pourrait sembler défaillant lorsque le monde, l’espace public, a disparu (« Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants », Pascal à nouveau, alors comment faire s’il n’y a plus de passants ?). Mais c’est justement maintenant qu’il révèle son efficacité, ainsi nous voyons cet objet, la fenêtre, prendre une importance inattendue, démesurée. Et pour traverser cette période, celui qui a des belles et larges fenêtres, qui s’ouvrent en grand, a un avantage décisif sur ses voisins. Nous pourrions alors travailler à cela, à l’avenir, à ce que chacun ait une fenêtre conçue comme « un espace en soi (…), une pièce à part entière ». Les recommandations du philosophe Stéphane Vial sont plus que jamais à entendre :
« Pourquoi ne pourrait-on pas habiter les fenêtres, plutôt que de simplement les ouvrir, les fermer et regarder à travers ? Pourquoi ne pourrait-on pas s’allonger dedans et séjourner dans les ouvertures ? Pourquoi les fenêtres ne sont-elles pensées que pour nos yeux ? »
Cela pourrait-il constituer un objectif, pour la prochaine fois ? Reconstruire la ville comme un réseau de belles fenêtres, ouvertes en grand sur des rues temporairement vides – mais, depuis l’extérieur, ouvertes en grand sur des intérieurs temporairement pleins. La fenêtre revalorisée comme un bien vital et non-négociable, qui jouera mieux son rôle d’objet transitionnel pour faire durer un peu la « commune humanité », si celle-ci devait une nouvelle fois quitter l’espace public.
Lorsqu’en 1993 Tronto, dans Un monde vulnérable, reprenait l’idée de commune humanité, c’était pour en faire l’un des fondements de la pensée du care. Et le projet de Tronto était l’élaboration d’un champ d’action concret, qui peut dès aujourd’hui faire office de programme pour les architectes : « maintenir, perpétuer et réparer notre monde » – réparer nos espaces, nos cités, nos places, nos logements, nos fenêtres – « de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » ; que nous puissions y vivre même lorsque, pour quelque temps, la ville aura disparu.
Texte paru sur le site de L'Architecture d'Aujourd'hui.