La stratégie du champignon
Le sol de la forêt est décomposé en « horizons humifères » : il y a des couches inférieures pérennes, assurant le fonctionnement structurel sur le long terme des processus nutritifs de chaque organisme ; et, au-dessus, les couches de plus en plus éphémères, renouvelées à chaque saison par les espèces occupant la surface. Le champignon est l’un des organismes qui tirent le meilleur profit de cette organisation, pour se déplacer et évoluer de saison en saison.
L’architecture pourrait fonctionner d’une manière similaire : dissocier d’emblée la temporalité de la structure (cinquante ans et plus) et celle des aménagements en surface : tous les jours, toutes les semaines, ou tous les cinq ans, les occupants peuvent procéder à une réorganisation des plateaux permise par la rationalité pérenne du sol. A l’image aussi d’un plancher épais de théâtre, dont toute la technicité cachée dans le dessous-de-scène permet des réaménagements infinis du plateau, des nouvelles propositions de scénographie.
Cette idée a été initiée d’abord pour le projet Fortis (2013) : le plancher capable, en accueillant tous les éléments techniques présents et futurs, libère de toute contrainte les surfaces de travail habitables ; la présence d’éléments structurels verticaux est réduite et le faux-plafond disparait, laissant place à une surface immense laissée brute, une page blanche appropriable par les habitants. La proposition a plus tard été reprise dans le projet prospectif Campus 4D réalisé collectivement à l’agence : la rationalité du plancher permet ici de garantir une réversibilité maximale de l’architecture dans un temps long, afin de prendre en charge la transformation des usages à venir : logements, services, équipements, etc., les modes d’occupation pourront évoluer car le bâtiment dans sa globalité devient une structure capacitante. Et cette relation entre le plancher capable et l’hybridation des usages a été confirmée puisque c’est dans un projet d’enseignement – l’Atrium de Montpellier – que la solution est aujourd’hui réalisée : les salles de lecture de la bibliothèque deviennent des grands plateaux libres et réaménageables, anticipant un changement des usages documentaires.
La stratégie d’enfouissement pourrait aller plus loin, et ne pas se limiter à ce qu’on ne veut pas voir (des câbles, des tuyaux, des poutres, …). Nous pourrions, au contraire, enfouir des choses pour les mettre de côté, ne pas les perdre, en sachant qu’elles sont là sous nos pieds et qu’il suffit de gratter le sol ou de soulever une pierre pour les retrouver. Le plancher de l’Atrium pourrait par exemple, un jour, devenir le lieu de stockage des livres, ceux dont on souhaitera garder précieusement une copie physique malgré (ou à cause de) leur numérisation.
Le projet du Quai des Savoirs à Toulouse a mis en œuvre un dispositif semblable : le sol regorge d’information, invisible d’abord mais suggérée par des traces lumineuses, indices d’un enfouissement passé. Puis quelques volumes émergent, des archéologies numériques restant à interpréter par ceux qui les trouvent. Si l’architecture devait disparaitre, il ne restera peut-être que ça pour reconstruire quelque chose : c’est ainsi que les Mésopotamiens envisageaient déjà la relation entre architecture et mémoire, raconte Alain Schnapp (Ruines, 2015). Sous les édifices étaient méticuleusement enfouies des « briques de fondation », dont la mise à jour n’était permise que par la destruction inévitable du bâtiment au cours du temps. Et à partir des briques, sur lesquelles étaient inscrites quelques indications, l’architecture pouvait être reconstruite jusqu’à sa disparition suivante : ce dispositif mémoriel, selon l’auteur, avait pour objectif d’entretenir la conscience de la « fragilité des constructions de briques », de ne pas tomber dans le piège de la croyance en une architecture invulnérable.
Faut-il aller jusqu’à enfouir l’humain lui-même, si c’est lui qui est maintenant à protéger ? Ou alors est-ce l’inverse, enfouir l’humain pour protéger ce qui se trouve en surface ? Esteban Restrepo Restrepo, dans une conférence donnée à l’agence et consacrée à une analyse architecturale du Terrier de Kafka, a montré toute l’ambivalence liée à l’action de creusement souterrain : l’architecture est-elle une démarche essentiellement paranoïaque, destinée à se protéger d’un ennemi (réel ou fictif) ? Et Kafka raconte-t-il l’échec inévitable de ce modèle, puisque la créature du roman ne fait qu’accroître sa vulnérabilité en travaillant obsessionnellement à l’expansion de son refuge ? Entre le besoin de sécurité recherché dans un retour à la Terre, et le besoin de relations avec les autres et le monde, Le Terrier nous ramène aux paradoxes inhérents à toute architecture.
« Faire croire qu’il n’y a rien », c’est par ailleurs la stratégie de la créature de Kafka, selon Esteban Restrepo Restrepo : en recouvrant d’une couverture végétale l’entrée du terrier, il s’agit de tromper l’ennemi. L’architecture du stade Hunebelle, à Clamart, fait le même choix de discrétion mais pour d’autres raisons : pas d’ennemi ici, mais la volonté de rendre à la forêt de Meudon le rôle principal. Et en s’enterrant, en creusant, c’est aussi toute une autre histoire qui est mise à jour et qui vient nécessairement rencontrer celle qui se construit : des millénaires de superpositions géologiques, témoins en strates d’une évolution qui dépasse la temporalité des vies humaines et architecturales. Il s’agit alors de garder une trace précise de la composition du sol par une série de prélèvements en profondeur, pour ensuite trouver des stratégies de conservation de cette mémoire dans le projet : rendre visible une histoire ancestrale, presque inconcevable à l’humain, pour écrire d’autres récits.
D’autres formes narratives peuvent émerger de la matière contenue dans le sol : c’est ce que croyait aussi Melvin Edward Nelson (ou « MEN », qui s’est renommé lui-même « Mighty Eternal Nation »), artiste américain exposé à la Maison Rouge lors de l’ultime exposition de l’établissement en 2018 (« L’envol »). Nelson récoltait des échantillons de sol dans les terres de l’Oregon, des sols dont la pigmentation s’expliquait, selon lui, par le passage récurrent d’extraterrestres. Et les compositions qui en résultent étaient des représentations des « voyages astraux » réalisés, en rêve, par l’artiste.
L’enfouissement peut avoir d’autres raisons : s’enfouir dans des galeries artificielles fabriquées par d’autres avant nous, pour donner une nouvelle chance à des dispositifs spatiaux qui s’avèrent moins obsolètes qu’il n’y parait : c’est l’objet de la réflexion « 1001 Nuits » consacrée aux immenses surfaces de parkings souterrains à Paris, des équipements gigantesques cachés sous nos pieds dont la fonction (stocker des voitures) est sérieusement mise en doute par les évolutions urbaines contemporaines. Le choix de réutiliser ces structures est donc pragmatique d’abord, mais il est aussi une occasion de révéler un potentiel poétique puissant, renvoyant aux origines de l’humain et de son habitat. La typologie des plans de parkings (des cellules étroites et toutes identiques – les places de stationnement – organisées de part et d’autre d’une grande surface de circulation) permet par ailleurs d’y implanter un aménagement hôtelier correspondant à des nouvelles pratiques : des chambres aux dimensions minimales, mais des espaces de partage maximisés. Et, plutôt qu’une fenêtre (physiquement) ouverte sur l’extérieur, chaque chambre est un dispositif (virtuel) d’évasion, six pieds sous terre.