Le temps du « nomadic student »
Comment penser, dessiner, construire des espaces d’apprentissage, quand les pratiques pédagogiques sont, nous dit-on, transformées par la présence de nouveaux outils numériques d’accès au savoir ? À l’architecture, il est demandé de « s’adapter », de « rendre possible » des « nouveaux usages ». De quels « nouveaux usages » parle-t-on, et que signifie même, réellement, cette idée que l’architecture aurait la capacité à les « rendre possible » ? L'agence, si elle a produit de nombreux projets d'enseignement, a décidé de prendre le temps de la réflexion ; au moins pour comprendre les questions, à défaut de savoir y répondre : de quoi le numérique est-il le nom, et est-il effectivement en train de radicalement remettre en cause les modèles que proposent, depuis des siècles au moins, les architectes ?
Dans ce travail, la proposition (non-retenue) de l'agence pour le campus du Mirail à Toulouse a été un moment déclencheur : notre volonté, peut-être pas assez affirmée, de ne pas détruire ce qui faisait la puissance du projet initial de Candilis, Shadrach & Woods n'a pas été entendue. Ces architectes, il y a cinquante ans, mettaient en place un dispositif spatial organisant la dissémination des disciplines et des habitants, et permettant une modularité et flexibilité au service d’un processus d’apprentissage pensé comme nomadisme. En 1968, Cedric Price confirme dans un numéro spécial d’Architectural Design : l’architecture doit fabriquer les conditions d’accueil du « nomadic student ».
Plus généralement, Candilis et d’autres (Nicholas Negroponte au MIT, Yona Friedman, etc.) faisaient au même moment le choix de revoir radicalement la fonction socio-politique de l'architecture, en se mettant en retrait pour laisser l'habitant fabriquer ses usages, quitte à risquer la dissolution de leur propre métier (il doit s’agir, selon Negroponte, d’« éloigner toujours un peu plus l’architecte (…) du processus de design » ; The Architecture Machine, 1970).
Cette période d'une architecture explicitement politique est passée, et plusieurs de ces projets sont démolis. Il est temps pourtant, plus que jamais, de les prendre en considération. En effet, la période de production de ces projets, dans les années 50 à 70, tient pour beaucoup sa puissance à un fait historique essentiel : la rencontre entre deux disciplines, l'architecture et l'(architecture) informatique. Revenir à ces échanges fondateurs, entre des architectes avec leurs corpus et méthodes ancestrales, et des informaticiens qui s'apprêtaient à réinventer notre manière de voir le monde, nous apprend beaucoup. Ce qui a été esquissé par ces précurseurs radicaux est l'hypothèse d'une mise en crise décomplexée de la manière dont l'architecture, historiquement, était appelée à explicitement signifier quelque chose à ses habitants : plutôt, la signification de l'espace n'est-elle pas à chercher du côté des usages ?
Pour porter ces réflexions, et tâcher de leur trouver une pertinence aujourd'hui, l'agence SCAU architecture a accueilli dans ses murs, pendant trois ans, une recherche doctorale réalisée par Eric de Thoisy et encadrée par deux philosophes, Véronique Fabbri et Milad Doueihi. En allant chercher des textes fondateurs de l'informatique (Alan Turing en tête) et en voulant les comprendre dans un cadre philosophique exigeant (Ludwig Wittgenstein entre autres), la réflexion en arrive à proposer quelques hypothèses face à des questions intimidantes : comment penser aujourd'hui la cohabitation entre architecture et architecture informatique, et que devient l'habiter dans un monde numérique ?