Les déblais en héritage
Dans la perspective proche d’une « transition circulaire », comment les pratiques de réemploi et de recyclage peuvent-elles devenir une source de création pour l’architecte, en interrogeant la capacité d’évocation et le pouvoir narratif du matériau ? Comment proposer de nouveaux modes de transmission à partir de la transformation de déblais, gravats, décombres - posée comme une alternative à la tabula rasa ou à la stricte restauration ? Rendre lisibles ces protocoles de transformation, révélateurs de nos rapports à la matière, leur confère-t-il un statut de "signe" (et de quel signe s'agit-il) ?
Des héritages
La matière d’un édifice nous livre le récit de sa longue chaîne de fabrication et des épisodes successifs de sa transformation depuis son origine géologique - sa matière terrestre. Extraite, transformée en matériau, mise en œuvre, intégrée à un ensemble architectural, elle se charge des histoires (personnelles et factuelles) et des vies qu’elle abrite, avant d’être déformée par la démolition du bâtiment (témoin cette fois-ci des mutations urbaines). Elle subit alors une nouvelle transformation, exécutée avec des outils de destruction conçus par l’ingénierie du bâtiment donnant lieu à des matériaux composites : un fragment de brique alvéolaire accolé à du plâtre, des graviers de moellons et de meulières, un bloc de marbre agrippé par une couche de béton. Cette matière contient, au même titre que la ruine, « le récit de son existence passé ainsi que celui des forces qui l’ont partiellement démolie » (La politique du bulldozer, la ruine palestinienne comme projet israélien, Léopold Lambert).
Tout à la fois lieu/non-lieu, présence/absence, déchets/documents, ces objets contiennent les valeurs « d’histoire », « de remémoration », « d’ancienneté », voire « d’art », décrites par l’historien de l’art, Aloïs Riegl au début du XXe siècle alors qu’il cherchait des outils pour inventorier le patrimoine architectural. Le titre de son ouvrage, Le culte moderne des monuments, dans lequel il analyse le glissement du concept de « monument » vers le « monument historique » durant la Renaissance, augure l’accroissement spectaculaire de la patrimonialisation tout au long du XXe siècle.
Destruction versus conservation : une histoire commune
L’histoire de la conservation du bâti est étroitement liée à celle de ses destructions. La ruine fait figure de vanité, ramenant l’homme à sa condition et au caractère éphémère de ses productions matérielles. Au XXe siècle, le sentiment de vulnérabilité exacerbé par la violence des conflits mondiaux et de leur médiatisation appelle (en réaction) à la protection du patrimoine. Les destructions causées par les conflits sont brandies lors de campagnes de propagande nationale, en supplices de beautés dévastées. Ces restes, débris, objets mutilés se trouvent investis d’une force esthétique anthropomorphique.
La notion de patrimoine a, depuis Alois Riegl, étendu son périmètre typologique (du matériel à l’immatériel), ses proportions (de l’objet à la ville, à la planète), ses motivations (commémorative, puis artistique et historique) et le nombre de textes l’encadrant (à différentes échelles : régionales, nationales, internationales, universelles), jusqu'au « tout patrimoine » (Cf. The Onward March of preservation, Rem Koolhaas).
D’un autre côté, au lendemain des deux Guerres mondiales, le mouvement moderne, qui a considérablement influencé l’architecture contemporaine mondiale (on parle de son « Style International ») a promu - par les voix des membres du CIAM - la nécessité d’un renouvellement architectural faisant table rase du passé.
Tour à tour, les engins mécaniques de démolition, bulldozer, marteau-piqueur, boule en fonte, dynamite, pince hydraulique (la croqueuse) ont remplacé la main-d’œuvre qui déconstruisait pierre par pierre les bâtiments, aboutissant à la production spectaculaire de montagnes de gravats. Ces outils, mis au point et perfectionnés durant les deux Guerres mondiales puis pendant la Grande Reconstruction, ont produit de nouvelles formes de ruines - rapidement arasées et expédiées sans égard vers des décharges.
Contexte francilien à l’heure de "l’Anthropocène"
Aujourd’hui, en Île-de-France, tandis qu’un processus de muséification se concentre sur le « Paris historique», la durée de vie des bâtiments sans considération patrimoniale se réduit. Cet incessant renouvellement urbain, qui dépend, au même titre que la patrimonialisation, de considérations politiques, nécessite des quantités colossales de matériaux et produit simultanément tout autant de déchets : gravats (matériaux de démolition) et déblais (sols excavés). Mis au défi par des chantiers régionaux colossaux (tels que le Grand Paris Aménagement, et le Grand Paris Express) et des objectifs environnementaux européens ambitieux, les acteurs de la construction-déconstruction se tournent doucement vers l’économie circulaire.
La scène architecturale parisienne s’est emparée du sujet, ce qui a donné lieu à des expositions, dont « Matière grise » (2014), « Un bâtiment combien de vies ? » (2014), « Terres de Paris » (2016) et à des expérimentations artistiques et architecturales telles que « Le Marbre d’ici » conçu par l’artiste Stefan Shankland et le collectif d’architectes RAUM. Mais alors que la transition écologique est devenue une préoccupation centrale de l’architecture, la réglementation française tarde à s’adapter, bloquant toute forme d’innovation, si bien que les initiatives de valorisation des matériaux de déconstruction, souvent incompatibles avec les normes en vigueur (conçues pour les matières de première vie), peinent à se concrétiser.
Aujourd’hui, des solutions dites « vertueuses » sont proposées aux acteurs du bâtiment pour se débarrasser de ces encombrants, notamment des services de remblayage, d’enfouissement, de valorisation énergétique, parfois de revente. L’industrialisation des techniques de récupération telles que le recyclage, qui a permis «l’élimination» de nombreux déchets issus de la production de masse, impose une vision de rentabilité quantitative et amalgame les matériaux sous le terme générique de déchet, sans tenir compte des facteurs culturels. Ainsi la seconde vie des matériaux de démolition est dédiée presque exclusivement aux remblais anthropiques, qui, sans être répertoriés comme non inertes ou dangereux et stockés à grands frais dans des sites d'enfouissement, sont un pis-aller, souvent nocifs pour l’écosystème.
Que faire de cet héritage ?
Engagée dans les projets de l’agence SCAU architecture, cette recherche-action sur la seconde vie des matériaux de construction saisit l’occasion présentée par leur changement de forme - blocs, fragments, graviers, sables, poussières - pour créer d’autres matérialités. C’est-à-dire entretenir un rapport différent avec ces matériaux-déchets, en accordant de l’attention à l’existant et en engageant un dialogue avec sa matière. Cette assimilation, portée par la volonté de mieux comprendre la matière, passe par différents modes de déconstruction littérale comme, le démontage, la découpe, le concassage, le tamisage… jusqu’à la transformation. À partir de gestes concrets, nous décortiquons l’acte de « recycler » à l’échelle de cette recherche jusqu’aux filières industrielles - et en cherchant alors à se rapprocher du terme tel qu'il a été décliné par Colin Rowe et Fred Koetter dans Collage City : « recyclage des significations » (« re-cycling of meaning »).
En réponse aux interrogations et aux défis lancés à l’architecture à l’ère des théories anthropocéniques (quelle que soit leur formulation), la transformation in situ de la matière architecturale est une alternative à la tabula rasa et à la stricte restauration - pratiques héritées du XIXe et XXe siècles. Réemploi et recyclage permettent de se défaire des pratiques de conservation ou de restauration en quête d’authenticité, qui confinent à la falsification. En assumant l’acte de transformation, en désacralisant l’objet architectural, la récupération est l’une des solutions faisant face à l’accumulation d’objets auxquels a été soustraite ou détournée la valeur d’usage : le déchet et le patrimoine. L’artiste américain Robert Smithson illustre très bien ce rapprochement à travers sa description de Rome lors de son premier voyage en Europe : « Rome est comme une grande décharge d’antiquités, l’Amérique n’a pas cette sorte d’arrière-plan historique de débris » (« Entropy made visible » interview avec Alison Sky, in Collected Writings).
D’une part, il y a l’objet patrimonial - dont on a détourné la valeur d’usage au profit de sa valeur historique et/ou artistique. Et d’autre part, il y a l’objet déchu, le déchet, dont le terme exprime une dépréciation réelle et constatée. « Le bien n’a plus de fonction affectée et par conséquent plus d’ancrage géographique » comme l’avait constaté Jean Gouhier, chercheur-géographe et fondateur de la rudologie - science qui analyse l’interface entre les populations et les déchets et leurs implications spatiales.
L’un des objectifs de cette recherche est de développer au sein de notre agence des protocoles et des formulations de recyclage industriels ou artisanaux. La matière prélevée lors du chantier sera transformée et intégrée au nouveau projet sous forme de lests, d’agrégats, de pigments, qui détermineront la couleur, la matière, la texture, la main, le poids des nouveaux matériaux. L’approvisionnement local - variable du procédé - engendrera ainsi un matériau spécifique à chaque projet : comme si le site devenait une carrière ? L’analogie de la carrière est une image récurrente dans la littérature du réemploi et du recyclage : le stock de matériaux qui compose un bâtiment pourrait être exploité de la même manière que l’on extrait des minerais, pierres et autres ressources naturelles. L’habitat rural est une autre image récurrente employée par les défenseurs des procédés en circuit court. Par exemple, le « phénomène d’homochromie » observé par le coloriste Jean-Philippe Lenclos dans les constructions rurales désigne l’harmonie chromatique entre le bâti et le paysage, produite par l’utilisation de matières premières locales.
« De la tombe au berceau »
Puiser dans les gisements urbains construits est une manière d’associer les sciences et savoir-faire relatifs aux domaines du biosphère et de la technosphère : géologie des sols urbains, histoire des roches, anthropologie de la matière. C’est cette insistance sur l'interdépendance entre culture et nature, qui donne au travail de l’architecte et paysagiste grecque Dimitris Pikionis (1887-1968) un sens critique pertinent, faisant écho à des problématiques qui nous sont familières. Celui-ci désavoue la fixation dominante sur l'objet technique ou esthétique déconnecté de son environnement, et l’attitude prométhéenne qui l’accompagne, destructrice. Il traite des objets dits « techniques » - considérés souvent comme tels par les architectes - comme des objets vivants qui interagissent avec la nature et donnent vie à la mémoire des lieux.
Arrêtons-nous sur l’une de ses réalisations. L’ascension vers le Parthénon suit un parcours piéton aménagé, qui relie la ville moderne aux monuments antiques. La colline de l’Acropole - plateau rocheux calcaire - est jalonnée de vestiges antiques soigneusement mis en scène et liés les uns aux autres par des chemins pavés de blocs de marbre de formes et de tailles différentes. Ce réseau de pierres, qui semble avoir toujours été là, est une adjonction moderne, postérieure à la topographie des sites archéologiques de l’Acropole.
Œuvre colossale, le discret chef-d’œuvre de Dimitris Pikionis s’expose sous nos pieds sur plus de 80 000 m2. En fervent connaisseur de la culture grecque, Pikionis a su révéler la continuité historique et spirituelle qu’il percevait dans le paysage du site, en recourant à des techniques, des formes et des matériaux inspirés des traditions balkaniques, byzantines et populaires. Vieux rochers, pierres excavées, artefacts anciens sont intégrés directement au chemin. Pikionis a délibérément laissé en place des éléments surgis du sol pour rythmer le parcours (rochers, racines, pièce de marbre). Les marbres et autres pierres réemployés, considérés par certains comme des artefacts antiques, provenaient en réalité des démolitions massives de bâtiments du 19e siècle opérées dans le centre d’Athènes.
Au modèle linéaire du cycle de vie et de mort « du berceau à la tombe », se substituent chez Pikionis des boucles, s’appuyant sur des systèmes de survivance et de rémanence des formes et de la matière. C’est ici l’existant, et sa persistance physique, qui deviennent matière à création, contribuant à l’édification du renouveau architectural. Ce changement de paradigme, si nous l’appliquons à nos projets, implique la prise en compte de la transformation de nos constructions et des matériaux qui les composent. Ce qui nous amène à nous questionner sur leur obsolescence certaine. Faut-il systématiser la réversibilité pour lutter contre l’obsolescence des bâtiments, et dans le contexte de cette recherche, l’appliquer aux matériaux ? Les recherches en cours portent sur plusieurs matériaux. Chacun manifeste un rapport différent au « travail du temps » et au périssable : le « matériau de stockage » (gabion/ pisé), le « wand » (paroi textile), la céramique (vitrification de la matière), le terrazzo (pierre artificielle).