Ne pas avoir l'air de ?
Ceci n'est pas un guidon de vélo
Dans le roman Dune de Franck Herbert, les face-dancers sont des créatures polymorphes, changeant d’apparence et faisant « danser leurs visages » et leurs regards pour s’adapter à l'environnement, aux enjeux, aux interlocuteurs. Ces créatures métamorphiques sont des figures anciennes, présentes dans de nombreux récits et contes pour y représenter l’importance de ce qui réside dans l’écart entre ce qui est apparent et ce qui ne l’est pas ; la disjonction parfois radicale entre ce qui, au sein d’un même objet ou sujet, est visible et ce qui ne l’est pas.
L’objet (ou le sujet) n’a plus nécessairement l’apparence de ce qu’il est vraiment - voire, il prend volontairement, stratégie de ruse, une apparence trompeuse : les intentions manifestées par ces créatures fantastiques peuvent ainsi évoquer celles mises en place par Magritte avec sa pipe, ou par Picasso avec sa tête de taureau faite d’un guidon et d’une selle de vélo : « Et maintenant j'aimerais voir une autre métamorphose, dans la direction opposée. Imaginez que ma tête de taureau soit démontée. Peut-être un jour quelqu'un passera par là et dira : « Voilà quelque chose qui pourrait être très pratique pour le guidon de mon vélo...», et alors une double métamorphose serait advenue ».
On a affaire à une nouvelle relation entre l’objet produit et l’homme créateur : ce dernier prend soin de ne pas énoncer trop vite la signification de sa créature. L’objet ne dit pas ce qu’il est - ou en tout cas il ne le dit pas tout de suite et pas avec les moyens classiques de la représentation symbolique. Cette situation peut être mieux comprise dans le cadre du vaste système philosophique et sémiologique bâti par Foucault dans L’Archéologie du savoir : « l’énoncé » contenu dans chaque production humaine (littéraire, construite, ...) « ne s’offre pas à la perception » mais sans autant disparaitre : l'énoncé « a beau n’être pas caché, il n’est pas pour autant visible ».
« The humanist expectation of honesty is doomed »
Cette manière de voir les choses (et de les fabriquer) a-t-elle un sens et un intérêt pour l’architecture ? La tradition classique exige d’un bâtiment qu’il ressemble à son usage, qu’il ait l’air de ce qu’il est. Cette demande de « vérité » (Viollet-Le-Duc), de « sincérité » (Adolf Loos), est même de l’ordre de la morale, selon David Watkin.
Mais « l’attente humaniste d’honnêteté est condamnée », croit Rem Koolhaas (dans Bigness), ou dans des termes plus directs : « What you see is no longer what you get » ; ainsi l’image renvoyée par le bâtiment n’est-elle plus nécessairement en relation immédiate avec son usage (c’est la « trahison de l’image » dont parle Magritte). L’architecture est-elle ainsi libérée de cette contrainte historique, celle d'être la métaphore de sa fonction ? C'est ce qu'annonce Peter Eisenman, en 1992, dans « Visions Unfolding : Architecture in the Age of Electronic Media » : l'architecture, si elle doit continuer à faire ce que l'on attend d'elle, écrit-il, ne doit plus nécessairement « avoir l'air de signifier » son rôle. Un toit qui n'a pas l'air d'un toit, analyse Eisenman à propos du pavillon de Barcelone de Mies van der Rohe, un bureau qui n'a pas l'air d'un bureau, un stade qui n'a pas l'air d'un stade, etc. : l'avenir de la ville réside-t-il dans la fabrication de tels objets, comme autant de créatures polymorphiques, voire instables, ou imprévisibles ?