Les lieux du stade
Him of many faces
Une infinité de visages, pour une créature unique, à la fonction en fait immuable, toujours reproduite : un modèle - ou un anti-modèle plutôt - qui correspond bien à la manière dont l'agence SCAU réinvente toujours le visage à donner à un équipement emblématique des villes : le stade. The stadium of many faces ?
Cette multiplicité des visages et enveloppes possibles montre en fait l’importance réelle d’un seul et unique élément, un intangible qui traverse toutes ces propositions : l’aire de jeu. Quelques lignes tracées au sol, reconnaissables dans le monde entier, des lignes entre lesquelles des règles particulières s’appliquent, le temps d’un jeu. Dans cet espace, aux limites parfaitement claires malgré leur matérialisation par un simple marquage au sol plutôt que par quatre murs, beaucoup de choses se jouent, se négocient, se décident ; des affaires de la cité sont traitées, des conflits sont réglés. Dans Homo Ludens, paru en 1938, Johan Huizinga raconte ainsi l'émergence commune du jeu et du droit, tous deux créateurs d'« ordre » dans la collectivité, et l'émergence commune de leurs espaces : le lieu du jeu est, comme celui du droit, « retranché du monde usuel, et délimité ». Clifford Geertz le démontre de manière passionnante lorsqu'il décrit le combat de coqs à Bali (dans le texte « Deep Play : Notes on the Balinese Cockfight ») : le jeu, « joué et rejoué sans fin » malgré l’« irrationalité de cette entreprise », est un moment régulateur structurant pour la collectivité.
L'aire de jeu assure donc, depuis les premières cités, le rôle d'un espace public, d'un espace politique. Cette convergence peut-elle être, concrètement cette fois, mise en oeuvre dans les métropoles contemporaines ?
C'est l'objet du projet Stadium Square, qui s'appuie sur un constat : la plupart des nouveaux stades construits pour des grands événements (coupes du monde, Jeux Olympiques...) deviennent rapidement ces « éléphants blancs », des équipements gigantesques et mono-fonctionnels qui sont des absurdités économiques et sociales, des obstacles au développement urbain. Ce modèle est incompatible avec les enjeux contemporains : les stades, s'ils doivent probablement continuer à assumer une dimension iconique, extraordinaire, dans le paysage urbain, doivent être également des espaces de rassemblement largement ouverts sur la ville.
Le projet part des dimensions réglementaires, non négociables, du terrain de football ; mais avant de devenir ce terrain, cette surface reste avant tout un grand vide, un espace public, autour duquel le reste s'organisera. Ce vide se voit ensuite cadré par des bâtiments aux fonctions diverses, et dont la seule fonction qui compte est la suivante : délimiter et qualifier un peu mieux l'espace central, et, surtout, devenir les supports solides sur lesquels viennent se déployer des gradins temporaires, les soirs de jeu ; l'espace public devient, pour quelques heures, un terrain de football.
Le glissement opéré par le projet Stadium Square, en 2014, se réalisera d'une certaine manière, plusieurs années plus tard à Saint Ouen : le glissement de la traditionnelle tribune aux bâtiments-tribunes. Dès 2016, c'est ainsi que nous avions déjà imaginé une première stratégie de métamorphose du stade Bauer : pousser plus loin encore la tradition des logements avec vue sur le jeu, en rajoutant des maisons sur le toit des tribunes. Et ces premières intentions, encore intuitives, trouveront finalement une forme de concrétisation dans le projet Bauer District, lauréat de l'appel à projets IMGP2 en 2019 : le jeu est (re)mis au coeur de la cité, visible, accessible, événement régulateur de la vie collective ; à la fois espace de jeu (sacré ?) et espace public (profane ?).