« Nous, qui nous ? »
« Se spécialiser dans l'humain »
« Nous, qui nous ? », demande l’auteur antique Plotin dans les Ennéades ; quel est le sens et la composition du nous, quelle est son échelle, et pour quoi faire ? Rendre possible la mise en communauté est la responsabilité de l’architecture, probablement la plus importante alors que la démarche traditionnelle – définir et délimiter des usages – semble moins adaptée aux vies contemporaines. Il reste à définir ce collectif, jamais identique, toujours réévalué dans ses frontières et ses pratiques. Ou, en d’autres termes plus vastes encore, il nous faudrait (re)définir l’humain car, si l’on en croit Donna Haraway, « le statut d’humain devient hautement problématique ». Cette réflexion, que l’auteure féministe énonce dans son Manifeste cyborg paru en 1984, est rendue nécessaire (et souhaitable) par un contexte particulier : celui de l’apparition des machines. Des machines vivantes, apprenantes, qui rendent obsolète une certaine vision de l’humain ; et cela constitue une bonne nouvelle pour Haraway, un support pour déconstruire toute une tradition de pensée binaire et anthropocentrée.
Par ailleurs et en même temps que la machine, la réflexion de Haraway cherche à inclure l’animal, qui lui-aussi devrait nous pousser à repositionner la frontière du « nous ». Cette intuition pionnière de l’auteure, dans laquelle animalité, machinisme et humanité convergent et s’entrechoquent, est aujourd’hui confirmée par de nombreux travaux qui nous demandent de revoir les « limites du vivant » (voir par exemple R. Barbanti et L. Verner, 2018), et même d’envisager l’idée selon laquelle tous les organismes (animaux, humains, machines) « pensent ».
La limite de la communauté « humaine » est ainsi radicalement troublée, sur plusieurs fronts. D’un côté, des machines nous forcent à remettre en question notre singularité, tandis que des humains choisissent d’augmenter leur état « naturel » par des ajouts machiniques. De l’autre côté, des animaux (ou leurs porte-parole en tout cas) revendiquent eux aussi des droits qui se rapprochent de ceux réservés depuis longtemps à l’humanité. La concomitance de ces deux interrogations est importante et elle n’est certainement pas le fait du hasard : la machine a longtemps été considérée comme un animal, et l’animal comme une machine (depuis Descartes au moins). Les deux étant, classiquement, des figures repoussoirs d’un déterminisme que l’humain se refuse à lui-même. Mais les deux acquérant du même coup, et paradoxalement peut-être, une qualité « naturelle » dont l’homme, lui, ne veut pas.
La situation actuelle, dans laquelle ces catégories se troublent, parait inédite mais elle peut trouver dans l’histoire un précédent intéressant. Dès le 18ème siècle, quelques décennies après Descartes, le médecin français Julien Offray de La Mettrie publie L’homme-machine, ouvrage qui fait scandale (et il publiera aussi L’homme-plante – tout converge à nouveau). Les motivations d’Offray de La Mettrie sont, au-delà de ses analyses scientifiques, instructives et surprenantes : penser l’homme comme une machine est, pour ce bon vivant et militant laïc, une méthode pour se défaire de l’influence de la religion et de la morale. La machine est donc paradoxalement le support, un peu comme dans les réflexions de Haraway, d’une libération de l’humain, d’une libération de ses désirs, ou alors d’une clarification de ce qu’il est réellement ; Jean Fourastié, grand économiste et grand optimiste, dira un peu la même chose en 1952, dans Le grand espoir du XXème siècle : « La machine conduit l'homme à se spécialiser dans l'humain ».
Rectifier ou réparer
Ces réflexions sont stimulantes pour l’architecture, et peuvent nous permettre de relire autrement les schémas traditionnels. Historiquement, et en cohérence avec la pensée de l’humain comme un pur artificiel, le travail de l’architecte a été pensé comme une intervention contre le naturel, pour le mettre à l’écart et s’en protéger : « l'homme se libère de la communauté de la plante et de l'animal et crée un enclos à part qui est purement humain », selon les termes du philosophe espagnol José Ortega Y Gasset. Et des grands traités d’architecture en décrivent les modalités très concrètes ; ainsi l’Abbé Laugier (18ème siècle) et Viollet-Le-Duc (19ème siècle) définissent-ils deux manières de dominer la nature pour fabriquer le premier abri de l’Homme : en coupant les arbres ou en les tordant.
Ces modèles ont évolué au cours des siècles vers des logiques de domination du milieu qui ne sont aujourd’hui plus défendables d’un point de vue écologique, en même temps qu’elles deviennent insupportables au regard des nouvelles normes morales qui se mettent en place. Les artistes Andrea Caretto et Raffaella Spagna, dans une très belle exposition réalisée en 2011, dénonçaient ainsi un rapport à la matière naturelle guidé par le principe de la « rectification » : rectifier ce qui n’est pas droit, pour le rendre maitrisable, habitable. Ne devrions-nous pas, plutôt que rectifier le monde, chercher à le réparer ? « Des branchages / assemblez et nouez-les / voici une hutte / dénouez-les vous aurez / une plaine comme devant » (poème japonais rapporté par Jun'ichiro Tanizaki, dans Eloge de l'ombre).
Se relater, cohabiter (au risque de disparaitre ?)
Le paradigme de domination doit laisser place à d’autres dispositifs relationnels – entre humain et « nature », entre humain et « animal » -, mais quels dispositifs, et comment ne pas s’engager trop vite dans un projet égalitariste trop vaste qui mettrait en péril les singularités de chaque espèce, de chaque individu ? Une belle piste est par exemple celle de la « diplomatie » proposée par Baptiste Morizot dans un texte sur les rapports entre l’humain et le loup (Les Diplomates, 2016) ; les espèces qui survivent, démontre l’auteur, sont celles qui sont le mieux « relatées à l’ensemble de la communauté biologique ». D’autres auteurs poussent plus loin encore la limite du « nous » en cherchant à y inclure le végétal, autant que l’animal. Emanuele Coccia, dans La vie des plantes (2016), propose ainsi de penser le monde et tous ses habitants en termes de « souffle », en partant du postulat qu’humains et non-humains vivent « à travers les uns des autres », à travers « le souffle d’autres vivants ». L'abondance de la littérature consacrée à ces sujets témoigne d'un renversement certain, et qui n'aurait certainement pas convaincu Baudelaire : « Mon cher Desnoyers », écrivait-il en 1853, « vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la Nature, n'est-ce pas ? sur les bois, les grands chênes, la verdure, les insectes, — le soleil, sans doute ? Mais vous savez bien que je suis incapable de m'attendrir sur les végétaux, et que mon âme est rebelle à cette singulière Religion nouvelle, qui aura toujours, ce me semble, pour tout être spirituel, je ne sais quoi de shocking ».
Si cette « Religion nouvelle », pour paraphraser Baudelaire, parait effectivement nouvelle d’un point de vue occidental, elle peut évoquer des choses plus anciennement ancrées dans d’autres cultures : ainsi « l’orient » - quelle que soit sa localisation géographique – est, comme il l’est régulièrement dans l’histoire, appelé à la rescousse pour aider à définir des contre-modèles, lorsque les modèles dominants montrent leurs limites. Nastassja Martin, dans Les âmes sauvages (2016), raconte la magnifique opposition, qui est une incompréhension surtout, entre un peuple d’Alaska et « l’Occident ». Dans la pensée indigène, montre-t-elle, il y a une « indifférenciation primordiale » entre l’humain et l’animal, car les deux partagent une même « intériorité » puis se différencient, plus tard, par leur enveloppe. Cette conception des choses peut par ailleurs évoquer une histoire traditionnelle japonaise selon laquelle l’ours est, en réalité, un humain déguisé en ours (cette histoire est racontée par l’ethnologue André Leroi-Gourhan, dans Le fil du temps : l’apparence animale est un « vêtement »).
Mais Martin montre aussi, et surtout, que les choses ne sont pas si simples et que les occidentaux, même avec les meilleures intentions du monde, se trompent nécessairement en voulant voir dans la culture indigène le modèle d’un rapport apaisé au non-humain (comme si cet indigène devait être « originellement écologiste ») ; l’incompréhension des observateurs face à la violence des massacres d’animaux perpétués par ces « sauvages » en est la démonstration. L’auteure résume : occidentaux et indigènes, quand ils parlent d’environnement non-humain, « ne parlent pas de la même chose ». Et cette remarque s’applique bien pour décrire la réception de l’architecte japonais Junya Ishigami, lors d’une exposition à Paris en 2018 : la radicalité, l’apparente violence parfois, avec laquelle Ishigami déplace et transforme des quantités colossales de matière « naturelle » a étonné une partie du public, surpris de ne pas trouver chez l’architecte « oriental » le traitement « respectueux » de la nature que l’on attendait de lui. C’est mal connaître la pensée japonaise qui, si elle ne reproduit pas le dualisme nature / artifice que nous connaissons bien, joue avec ces catégories bien plus qu’elle ne les annule.
Comment alors, pour reprendre Morizot, se « relater » à cette nature qui nous manque ? Comment, pour paraphraser Pierre Darmet, reproduire cette « expérience de nature » que nous ne connaissons plus ? Ce besoin, s’il semble particulièrement pressant aujourd’hui, n’est pas nouveau, et renvoie même aux premiers pas des hommes bâtisseurs qui, en même temps qu’ils mettaient le monde naturel à l’écart, ont cherché des astuces pour le réintroduire. Par l’artifice, par la fiction, en installant des parcs au cœur des villes, des reproductions d’environnements sauvages sur les murs des bureaux, ou des plantes vertes dans les open-spaces (dernières survivantes, selon un scénario proposé par Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, d’un monde dans lequel le travail n’existe plus).
Des petits arbres, des grandes histoires
Ces stratégies ne suffisent plus, semblent nous dire les deux artistes dans un autre projet, « World Brain », car les envies de « retour à la nature » sont exacerbées par les technologies informatiques. Comme si le stade technique franchi avec le numérique nous permettait, paradoxalement, de nous défaire de nos relations fondatrices aux artefacts pour retrouver une supposée condition originelle, loin des villes et de l’architecture.
Il y a quelque chose de fictif dans ces tentatives, mais c’est une fiction qui parait nécessaire pour repositionner le rôle de l’humain dans son milieu, et repositionner son regard sur le non-humain. Et cela peut être mis en œuvre sans chercher à abolir l’architecture. Au contraire, même, si l’on en croit Christopher Alexander et Serge Chermayeff : « Le petit arbre qui pousse dehors juste devant votre fenêtre a beaucoup plus de réalité que le plus grand Sequoia de la réserve nationale », écrivent les deux architectes en 1972, dans Intimité et Vie communautaire.
C’est effectivement ce que montre le géographe Olivier Milhaud, lorsqu’il raconte l’importance qu’accordent les détenus de certaines prisons aux végétaux plantés dans certains espaces de l’établissement ; l’importance que prend la cohabitation avec ces autres formes de vie, dont le statut est pourtant ambigu : à la fois une « vie qui nous échappe », selon Milhaud, et une vie qui nous maintient en relation avec le temps extérieur. Ces exemples simples suggèrent, au-delà du cas particulier des prisons, une première piste : ramener quelques espèces non-humaines parmi nous, au plus près, dans l’architecture. Mais dans certains cas, le contexte impose une stratégie inverse : faire baisser l’architecture et laisser la nature là où elle est. Au centre sportif de Clamart, tout l’imaginaire et la poésie de la forêt de Meudon est ainsi ramenée vers les habitants ; l’architecture, enfouie dans le sol, en constitue l’orée, et charrie avec elle un peu des mythes des bois. Espace à la fois sanitaire et sacré, la forêt est un acteur d’une guérison de l’humain vicié par la cité, et aussi un acteur de récits fantastiques constitutifs de la culture commune.
Des nouveaux compagnons : le corail, le champignon, et l’araignée
L’exploration de la relation aux autres espèces vivantes est aussi un support opérationnel pour imaginer des nouvelles stratégies concrètes de conception de l’architecture. Les systèmes de croissance et d’adaptation des différentes espèces, à l’heure d’un équilibre global menacé, doivent s’inspirer les uns les autres, dans une démarche solidaire mais aussi responsable. Car il y a un écueil, déjà suggéré plus tôt, qui résiderait dans la revendication probablement naïve d’une nouvelle « naturalité » de l’architecture. Il serait sûrement plus juste de réaffirmer l’inévitable artificialité de la démarche architecturale mais alors en déplaçant cette notion d’artificiel. Le poète Fernando Pesoa, dans Le livre de l’intranquillité, donne un indice : « L’artificiel, voilà le chemin pour se rapprocher du naturel » ; l’artifice (artisanal ou architectural) comme moyen d’avoir accès au sentiment du naturel, de l’observer de près et éventuellement de reproduire ses méthodes.
Cela peut signifier que nous avons aujourd’hui les moyens de dépasser un biomimétisme réduit à une simple imitation formelle (malgré toute la puissance évocatrice de ce type de démarche), car il est possible et plus utile d’observer et de comprendre les processus savants développés par les êtres animaux ou végétaux pour construire des échanges durables avec leur environnement. En particulier, les stratégies développées par le corail, le champignon et l’araignée peuvent inspirer des méthodes de conception, pour donner à l’architecture des qualités intrinsèques d’adaptation à des scenarii futurs inconnus.